A l’occasion de la journée internationale de visibilité trans, l’AJL a rencontré Karine Espineira, chercheuse et autrice de plusieurs essais dont le dernier, “Transidentités et transitudes”, avec Maud-Yeuse Thomas, doit être réédité en poche dans les prochains mois. Un an après notre étude sur le traitement médiatique des transidentités, dans laquelle elle analysait la montée des rhétoriques antitrans, elle revient aujourd’hui sur la place accordée aux personnes trans dans les rédactions françaises.
Si de plus en plus de rédactions commencent à (bien) s’emparer des thématiques liées aux transidentités, il reste un angle mort : où sont les journalistes trans ?
Karine Espineira : En France, on est toujours au stade où être trans c’est avant tout être trans. Le reste ne compte pas. Les compétences, les expertises, tout cela passe après. Par exemple, moi, je viens d’un milieu ouvrier, d’une famille immigrée et quand je suis arrivée à l’université, j’ai bénéficié d’une certaine reconnaissance dans mon entourage et auprès des collègues. Seulement, quand j’ai fait mon coming-out trans, ça a été la douche froide. C’est comme si tout ce que j’avais acquis ou fait ne comptait plus et qu’il fallait que je recommence à zéro. C’est un peu comme si d’un seul coup, les gens doutaient de mes capacités intellectuelles. Annoncer que l’on est une personne trans, c’est une sorte de déclassement. Pour les gens, être trans, c’est plus important que de tout le reste. J’ai le sentiment que malgré tout, on reste des curiosités, dans les médias comme ailleurs.
Et pour vous, dans le milieu du journalisme, cette mise au placard existe aussi ?
Depuis 2019, on doit faire face à un backslash assez virulent. Et je pense qu’aujourd’hui, les journalistes trans vous le payez cher ce backslash. D’autant plus avec ce concept de “neutralité”, qui ne s’applique pas à toustes de la même manière. Forcément une personne trans ne pourrait pas être “neutre” pour parler de transidentités, comme si on était incapables de faire preuve d’objectivité ou du moins de tendre vers cette objectivité. N’oublions pas que ces attaques viennent aussi de nos communautés.
Cette question de “qui” est neutre pour les rédactions, Alice Coffin en parlait aussi dans son livre “Le Génie lesbien”. Pour vous, le phénomène est le même aujourd’hui pour les personnes trans que ce que l’on a pu voir lors de l’ouverture de l’accès à la PMA par exemple ?
La question de l’objectivité, moi, ça me fait un peu marrer comme concept, mais passons. Les personnes trans restent vues comme des sources avant tout, pas comme des journalistes ni des expert·es. On est là uniquement pour raconter nos histoires et faire du témoignage. Quand un média demande du savoir expérientiel à une personne trans, il lui demande, la plupart du temps, de témoigner. Et dès qu’elle va faire preuve d’une expertise et qu’elle va montrer qu’elle est en capacité de penser sa condition, tout de suite, des rédactions peuvent la remettre en cause par divers biais, par exemple, sur sa subjectivité.
A contrario, on se retrouve avec des journalistes qui ne bossent parfois pas leur dossier en pensant que ce n’est pas un vrai sujet, ou du moins qui ne prennent pas la mesure de la complexité, et qui de fait laissent passer de fausses informations sur nous.
Vous pensez à la couverture médiatique du rapport sur les mineur·es trans ?
Oui tout à fait. Récemment, Apolline de Malherbe sur BFMTV, recevait Jacqueline Eustache-Brinio [la sénatrice à l’origine du rapport LR sur les mineur·es trans], on voyait qu’elle n’adhérait pas aux thèses de la sénatrice, qu’elle souhaitait l’amener à en dire davantage sur les “transactivistes infiltrés”, mais elle n’avait pas toutes les cartes en main. Elle n’a pas pu argumenter quand Jacqueline Eustache-Brinio a dit que la Haute autorité de santé est infiltrée par “les transactivistes”. Ce qui est factuellement faux. Il s’agit de professionnel·les de la santé, qui sont aussi, pour certaines, trans. Donc voilà, on est face à des rédactions qui parlent de “neutralité journalistique” mais participent de la désinformation malgré elles, à cause d’un manque de travail.
Avez-vous vu une évolution ces dernières années sur la manière dont les personnes LGBTQI+ sont intégrées dans les rédactions ?
Non pas vraiment. Les personnes trans, on a à peu près le même statut que les femmes pouvaient avoir à une certaine époque : on doit demander l’autorisation de travailler. Il faut que l’on nous accorde le droit d’être là. Et une fois qu’on est là, il reste un biais important, que l’on pourrait comparer aux biais problématiques de certaines rédactions. Tu deviens le ou la trans de service, à ne traiter que de ces sujets là comme quand tu es la personne racisée de la rédaction et qu’on va te demander de parler banlieue. Il y a ce même processus de minorisation et la personne en face se dit “Quand même, en face de moi, j’ai une personne singulière”.
De fait, je pense qu’à chaque fois que nos compétences sont remises en cause c’est en partie parce qu’il y a ce filtre de la transidentité. Tout le reste passe au second plan. Je pense qu’on souffre aussi beaucoup de ça dans nos quotidiens, dans notre boulot, etc. Refuser l’accès aux personnes trans dans certaines rédactions c’est se priver de compétences, c’est se priver de regards neufs, c’est se priver de nouveaux savoirs et de nouvelles positions d’où observer le monde.
Propos recueillis par Elodie Hervé