Le 16 décembre 2020, une jeune fille trans de Lille mettait fin à ses jours. Face à la mobilisation de ses camarades du lycée Fénelon, notamment à travers le hashtag #JusticePourFouad, les médias français se sont emparés de l’histoire et l’information a suscité l’intérêt de la presse locale, puis nationale, qui a non seulement couvert les hommages, mais aussi cherché à comprendre comment la transphobie a pu pousser la lycéenne à commettre l’irréparable.
Pourtant, cette jeune fille est malheureusement loin d’être la première personne trans dont la mort est évoquée dans les médias : au cours de l’année, plusieurs suicides de personnes trans ont été relayés, mais n’ont pas provoqué de telles réactions. L’assassinat de Jessyca Sarmiento, une travailleuse du sexe trans tuée au bois de Boulogne en mars 2020, a également été couvert par la presse, mais de façon beaucoup moins importante et surtout sans susciter autant d’émotion.
Pourquoi cet emballement médiatique inédit ? La militante trans Jena Selle a répondu à nos questions pour tenter de comprendre comment la mort de cette lycéenne a été traitée et comment, de façon plus générale, les victimes de la transphobie sont traitées par les médias.
La question du nom de naissance (ou deadname) a été très présente et sensible dans le traitement médiatique du suicide de cette lycéenne, quelle analyse en faites-vous ?
Je suis d’accord pour dire que c’est une question épineuse dans ce cas précis, parce que les témoignages des personnes qui ont côtoyé la victime semblent d’accord pour dire qu’elle n’avait pas choisi de prénom. Ou en tout cas, pas de prénom définitif, si tant est qu’on puisse dire qu’un prénom est définitif. Il semble qu’elle pensait aux prénoms Avril ou Luna. Les personnes trans sont assez nombreuses à essayer différents prénoms avant de se fixer sur l’un et là, la victime était jeune. La question [du deadname] s’est posée à l’occasion du coming-out récent d’Elliot Page. La moitié de la presse a fait très attention à la façon de le présenter, en écrivant “la personne qui était la star de tel film s’appelle maintenant Elliot Page”, tandis que l’autre moitié a mis les pieds dans le plat.
Ce qui a été très particulier dans le cas de cette lycéenne, et globalement très rare, c’est d’avoir eu un hashtag qui circule aussi vite sur la mort d’une personne trans… et manque de bol, c’était avec son prénom de naissance. Même si ce n’est pas un prénom très rare, la moyenne des gens n’ont aucune idée de si c’est plutôt masculin ou féminin. Pour moi, à partir du moment où on écrit “une jeune fille trans se suicide au lycée Fénelon à Lille”, a-t-on vraiment besoin de mentionner son prénom de naissance ? J’ai vu un compromis assez intéressant à travers la lettre publique des députés de La France insoumise Bastien Lachaud et Adrien Quatennens, qui ont décidé d’utiliser un prénom, Avril, de s’y tenir, et d’utiliser le hashtag #JusticePourFouad dans la communication autour de la lettre :
On a assisté à un emballement médiatique assez inédit, y a-t-il des éléments qui permettent de l’expliquer ?
C’est toujours le concept d’événement “black swan” [théorie utilisée pour qualifier un évènement exceptionnel et inattendu, qui a des conséquences importantes], on peut essayer de l’expliquer a posteriori mais c’est impossible à prévoir. Et, dans ce cas là, c’est une victime très jeune, et son statut de lycéenne et de mineure en fait, et j’insiste sur les guillemets, une “victime innocente”, par rapport aux dizaines de personnes trans et de travailleuses du sexe qui sont décédées au cours de l’année 2020. Face à un tel événement, il n’y a aucune tentation d’aller dans la nuance, on ne peut qu’être désolé·e·s. La dernière fois que quelque chose de similaire est arrivé, je pense que c’est avec Julia Boyer [une femme trans agressée place de la République, à Paris, et dont l’agression a été très médiatisée en mars 2019]. C’était une victime qui était jeune, qui était jolie, blonde, blanche, te qui à travers l’agression qu’elle a subi, permettait aussi à certaines personnes d’exprimer leur racisme. Il y a des conjonctions comme ça, et ce n’est pas prévisible.
Peut-on faire un lien avec Doona, cette étudiante de 19 ans, trans elle aussi, qui s’est suicidée en septembre 2020 parce qu’elle subissait des pressions du Crous à Montpellier ?
Il y a un parallèle évident, au moins dans les circonstances. Il y a aussi une différence dans la réception médiatique que je n’explique pas. Au minimum, il y a eu une première sensibilisation avec Laura et Mathilde [deux jeunes femmes trans ayant mis fin à leurs jours à quelques semaines d’intervalle en juin 2020], quelques mois auparavant. Au fur et à mesure, on peut peut-être se dire que la presse prête un peu plus attention aux victimes de la transphobie et que, à force, une rédaction va être un peu plus encline à parler de Fouad parce qu’elle a laissé passer les victimes précédentes. C’est malheureux, mais cet empilement va au moins servir à ce qu’on parle de ces questions-là.
Propos recueillis par Maëlle Le Corre