Depuis 2013, l’AJL œuvre à un meilleur traitement médiatique des questions LGBTQI+. En tant que journalistes, il nous semble aujourd’hui utile d’aller plus loin en produisant des contenus afin de donner une plus grande visibilité à ces sujets.
“Lève la main si tu es journaliste culture et que tu t’es déjà retrouvé.e à un press junket d’une trentaine de journalistes et que t’étais le/la seule noir.e. Une fois j’ai interviewé un acteur noir qui était grave content de me voir débarquer.” Voilà le message qu’a partagé sur Twitter la journaliste indépendante Jennifer Padjemi, Out d’Or 2019 du meilleur podcast pour Miroir Miroir. L’AJL étant une association militant pour un meilleur traitement médiatique de toutes les minorités et des populations minorisées, nous avons décidé de l’interviewer afin d’évoquer avec elle une profession encore loin d’être inclusive.
Avec votre tweet et les réactions qu’il a suscitées, vous mettez en avant le fait que les rédactions françaises sont encore presque exclusivement composées de journalistes blancs…
Tout à fait. Ça m’est arrivé plusieurs fois, notamment lors de mes stages, d’être l’une des seules voire la seule journaliste noire. Et ça pose des problèmes. Encore trop de rédactions n’ont pas de journalistes racisé·e·s dans leurs équipes. Après, quand il y en a, cela ne veut pas dire que ces journalistes sont forcément dans un environnement « safe ».
On parle souvent de diversité raciale dans les rédactions ; pourtant le problème n’est pas seulement d’avoir des personnes noires, asiatiques ou d’origine maghrébine en poste, mais de leur laisser de la place pour exercer leur métier. Il faut d’un côté ne pas les cantonner à un rôle, en leur offrant la possibilité de faire des sujets variés qui ne soient pas toujours liés à leur identité, et de l’autre ne pas montrer de défiance à leur égard lorsqu’elles traitent de sujets qui peuvent les concerner. Ne pas les soupçonner d’être « trop » militantes ou « trop » engagées.
C’est le mythe du journaliste neutre, qui devrait nécessairement être déconnecté de son sujet, et qui implique finalement que les personnes racisé·e·s (comme les personnes LGBTI) seraient trop concernées…
C’est dingue de penser qu’un journaliste arrive le matin en conférence de réaction en ayant fait une veille neutre, détachée de ce qu’il est. Si, par exemple, à un moment, il y a un sujet à faire sur un film qui parle de racisme, il faut comprendre qu’un·e journaliste concerné·e aura peut-être plus de choix d’angles, ou trouvera la bonne manière de le traiter, en prenant en compte plusieurs paramètres. Disons qu’il aura peut-être plus d’empathie sur la question comme c’est une situation qu’il vit au quotidien.
Après, bien sûr, je pense que les journalistes peuvent écrire sur tous les sujets, dont ceux qui a priori ne les concernent pas. Ils doivent même le faire. Mais il faut, dans ce cas, que leurs rédactions soient plurielles, pour éviter collectivement les maladresses, les erreurs, les absurdités…
Vous avez écrit plusieurs articles où votre vécu de femme noire compte – Cheveux afro, la révolution du retour au naturel pour Les Inrocks ou Le monde n’est pas habitué aux voyageuses noires pour Slate par exemple. Comment avez-vous choisi ces sujets ?
Ce sont des sujets de société qui me parlent personnellement mais qui, surtout, me semblent journalistiquement importants. Je les propose donc aux rédactions comme, visiblement, personne d’autres ne les a estimés dignes d’être traités.
Par exemple, sur le sujet des voyageuses noires, il y avait l’an passé l’histoire de Jessica Nabongo, première femme noire à avoir fait le tour du monde en allant dans tous les pays. Je voulais en savoir plus sur elle mais je ne trouvais pas d’articles dans les médias traditionnels français. Sans doute parce qu’aucun journaliste n’avait proposé de traiter cette actu, et sans doute parce que ces journalistes n’ont jamais eu de problèmes en voyage. Pour eux, j’imagine que ça a dû être un non-sujet.
En tant que journaliste pigiste, donc extérieure aux rédactions, j’ai voulu avec cet article, comme avec d’autres, apporter un vécu personnel et, de manière plus large, de l’information à des gens qui pourraient être intéressés. Car c’est aussi une manière de combler le vide que je ressens en tant que lectrice. C’est d’ailleurs du fait de cette carence dans les médias français que beaucoup de lecteurs et lectrices en France se tournent vers les médias anglo-saxons, plus ouverts sur ce genre de sujet.
Comment voyez-vous les choses évoluer en France ?
Je ne sais pas. À chaque fois que j’y pense, il y a une partie de moi qui a envie d’être positive, et une autre qui n’y croit pas une seule seconde. On a encore dans pas mal de médias des chefferies qui ne voient pas les problèmes d’inégalité salariale, qui ne voient pas qu’ils font progresser toujours les mêmes personnes…
En ce moment, je me rends compte moi-même des freins que l’on m’a mis par le passé, parfois de manière inconsciente. Sur le coup, tu ne remarques même pas qu’il y a un problème, mais tu finis par voir tes collègues évoluer et pas toi. Tu finis par comprendre que tu n’as pas bénéficié des mêmes droits que les autres parce qu’il y a des biais des racistes, partout, y compris dans les entreprises qui se veulent inclusives.
D’où votre coup de gueule sur Twitter ?
J’ai fait ça parce qu’il y a toujours cette envie de se dédouaner en France. Cette envie de se dire, comme on peut le voir avec l’affaire George Floyd aux États-Unis et les violences policières racistes : mais ça n’arriverait jamais chez nous. Heureusement, maintenant, l’attention est vraiment en train de se porter sur un système institutionnel global, même en France. Et le journalisme, comme toute institution, est touché par le racisme.
Je le fais donc pour ça. On a passé des étapes, à un moment donné il faut secouer le système pour que les choses changent. Et la manière dont les rédactions intégreront des journalistes racisé·e·s ou non aura un impact sur l’avenir de notre profession.
Propos recueillis par Aurélien Martinez