Loi Avia : des conséquences lourdes sur le milieu LGBTQI+

Un visuel créé par Julien Ribeiro pour protester contre la loi Avia.
Un visuel créé par Julien Ribeiro pour protester contre la loi Avia.

Depuis 2013, l’AJL œuvre à un meilleur traitement médiatique des questions LGBTQI+. En tant que journalistes, il nous semble aujourd’hui utile d’aller plus loin en produisant des contenus afin de donner une plus grande visibilité à ces sujets.

Votée le 13 mai, la loi Avia, “contre les contenus haineux sur Internet”, fait craindre des atteintes graves à la liberté d’expression. Les enjeux sont majeurs pour la presse mais aussi pour les militant·e·s et activistes en terrain queer. Une vague de suspensions de comptes ces derniers jours a exposé les failles des algorithmes censés agir contre la haine. 

La loi Avia n’est pas encore entrée en vigueur qu’elle inquiète déjà sur la responsabilité laissée aux plateformes commerciales telles qu’Instagram, Twitter et Facebook de supprimer les contenus jugés haineux. Le texte précise qu’en cas de non réaction sous 24h, après signalement, de la part des entreprises, celles-ci s’exposent à des amendes lourdes, pouvant se compter en centaines de milliers d’euros. Pour les contenus pédopornographiques ou liés au terrorisme, les sites et hébergeurs Web auront une heure pour retirer un contenu signalé par l’administration avant d’être bloqués par les fournisseurs d’accès à Internet et moteurs de recherche.

Mais comme le souligne La Quadrature du Net dans un document adressé au Conseil constitutionnel, qui doit encore examiner le texte, : “En l’espèce, aucun site ou hébergeur Web n’est techniquement capable de supprimer en une heure l’ensemble des contenus que l’administration est susceptible de lui signaler.” D’autre part, aucune définition explicite de ce qu’est “un discours de haine” ou un “acte terroriste” n’est présente dans la loi. La suppression massive par anticipation est donc une menace qui pèse sur nos contenus. 

Loi Avia, la société civile en alerte 

Associations et médias s’interrogent et dénoncent lourdement depuis le début des débats, il y a un an à peine, les conséquences de cette loi sur la société française. La Quadrature du Net insiste sur “l’atteinte disproportionnée à la liberté d’expression” tandis que le Strass (Syndicat du travail sexuel) s’inquiète également des conséquences de ces mesures pour les travailleur·se·s du sexe. Sous couvert d’une intention de régulation des violences liées au numérique, la loi Avia autorise les autorités à se saisir de la liberté d’expression de chacun et de mener une politique de censure légale et officielle, renforçant notamment les pouvoirs des mastodontes du net en matière de contrôle social.

Si celui-ci ne date pas d’hier, cette nouvelle loi risque d’alourdir la stigmatisation et la précarité que peuvent subir l’ensemble des communautés minoritaires. Des féministes aux putes en passant par les trans, les gouines ou les pédés, les séropositifs, les pauvres, les gros·se·s, les racisé·e·s, les queers : tout ce qui n’est pas mince, riche, beau, blanc, hétéro, normé et dominant voit sa parole mise sur la sellette. 

Des enquêtes ont déjà largement démontré les biais racistes, sexistes et homophobes des algorithmes. Programmés par une large majorité d’hommes blancs cis et hétéro, ils sont imprégnés de fait d’une culture hétéronormative et patriarcale. Le collectif SEO Lesbienne s’est ainsi créée face à la lesbophobie des moteurs de recherche et “l’impérieuse nécessité de donner à voir […] des représentations positives associées à la recherche du mot ‘lesbienne’ sur internet”.

Suppression de contenus en cascade, premiers effets de la loi Avia ?

La modération de Facebook, comme Twitter, repose sur un mélange de contrôle humain (fortement impacté par la pandémie de COVID-19) et de détection automatique via des algorithmes d’intelligence artificielle. Si Facebook et Twitter ont parlé d’une “erreur d’application” de leur part suite à la suppression de contenus ou le blocage pour une trentaine de comptes de militant·e·s LGBTQI+ ces dernières semaines, cet épisode démontre la difficulté pour ce dispositif de modération de différencier l’insulte de la réappropriation. Cette stratégie militante n’est pas nouvelle. Le terme queer, par exemple, signifie en anglais “louche” ou “bizarre”. D’abord utilisé de façon péjorative contre les gays à New York, il a ensuite été retourné et revendiqué pour s’autodésigner. 

Commentaires, tweets ou visuels ont été supprimés parce qu’ils allaient à “l’encontre des Standards de la communauté concernant les discours haineux”. Les mots “pédé” et “pédale” étaient visés, avec des sanctions remontant parfois sur des contenus datant de plusieurs années. Le terme “gouine”, pourtant lui aussi écrit, n’a pas provoqué autant de zèle de la part des plateformes. Les lesbiennes, grandes invisibles du débat médiatique, le seraient donc aussi dans les pratiques de censure ?

Parmi elleux, Pierre, “pédé-séropo”, secrétaire général d’Act-Up Paris, a été bloqué trois jours pour une photo de profil sur Facebook mentionnant le texte “pédé·e” : “Les travailleur·se·s du sexe avertissent depuis longtemps sur cette loi mais ça ne nous venait pas à l’esprit qu’ils puissent faire de la censure sur des mots qui sont dans tous nos tracts depuis les années 1999-2000”, explique-t-il. 

Laurent, militant dans la lutte contre le SIDA, en est à son quatrième compte Facebook censuré. Les trois premiers ont été bloqués sans avoir plus d’explications, selon lui pour avoir parlé de drogue et de sexe ouvertement. “J’ai cette fois été averti mi-mai pour le mot ‘tapette’ dans un statut posté le 9 mars 2020. Je fais maintenant hyper gaffe parce que je ne veux pas perdre à nouveau mon compte. C’est fatigant parce que quand tu es activiste, tu veux pouvoir partager ta grille de lecture mais ce n’est pas possible.” 

En soutien à ses collègues militant·e·s, Gwen Fauchois, activiste lesbienne, a rapidement relayé ces informations sur Facebook, puis Twitter. Elle a elle aussi été bloquée sur les deux plateformes et se bat pour conserver ses trois tweets signalés. Le comble ? Elle y dénonce l’homophobie et interroge l’impact de la loi Avia sur la liberté d’expression. “Cette loi est une confiscation du débat public. La justice permet de discuter publiquement des rapports de force. Cette censure arbitraire invisibilise. On nous refuse notre capacité à nous désigner.”

Sur Twitter toujours, le compte du Lobby, une émission de Radio Campus Paris, a été suspendu et sa réactivation conditionnée à la suppression d’un tweet. Le contenu ? Une citation du journaliste Léo Lefrançois utilisant les mots « gouines » et « pédés ».

Capture d’écran du compte twitter du Lobby

Retour à la verticale : un nouveau backlash

Le numérique avait pourtant permis de décloisonner certaines paroles, d’apporter de la diversité et de créer des lieux d’échanges, de prévention et de sensibilisation, en parallèle et contre les discours dominants. Ces espaces permettent d’y poser nos mots et mettre en pratique nos luttes, notre désir de politique commune et inclusive. 

Pour les journalistes, la loi Avia met en danger l’accès à l’information, que ce soit via la suppression de contenus ou la menace d’une auto-censure dans les mots employés. Pourra-t-on encore citer librement des propos de nos sources, sans être menacé d’effacement ? Car si les plateformes sociales sont les premières pointées du doigt, c’est bien l’ensemble des contenus diffusés en ligne (images, sons, écrits…) et donc l’ensemble des médias, traditionnels, communautaires, associatifs, alternatifs qui sont concernés par le système de contrôle prévu dans le cadre de la loi Avia. 

Demain, et aujourd’hui déjà, cette loi pourrait empêcher aux travailleur·euse·s du sexe d’exercer leur métier déjà largement précarisé par la loi du 13 avril 2016 visant à lutter contre la prostitution via la pénalisation des client·e·s. Empêcher la prévention de santé sexuelle, empêcher de dénoncer les discriminations liées aux normes sociales (on pense notamment à la grossophobie, aux LGBTIQphobies, au racisme, au sexisme, au validisme et à l’âgisme). Empêcher aux organismes de sensibiliser,  prévenir, accompagner et encourager les personnes issues de minorités. Empêcher chacun·e de se renseigner, de trouver du soutien, des pairs, de se construire dans son identité, sa sexualité et ses idées politiques. Empêcher des vies précarisées de trouver un espace bienveillant et inclusif à l’écoute et leurs donnant la parole. Empêcher les consciences et les normes d’évoluer. 

Utiliser nos références, nos expressions, pour nous raconter, est au coeur de la démarche de visibilité que l’AJL défend. Si l’histoire a plus d’une fois tenté de taire nos identités, nos luttes et nos maux, jamais nos voix n’ont perdu leur écho. Face à ce nouveau backlash, nos communautés se retrouvent à devoir à nouveau se lever, s’allier et rester fières face à une domination qui prône le conforme et l’uniforme. L’AJL émet donc de vives craintes au sujet des potentielles conséquences de la loi Avia sur le travail des journalistes comme celui des militant·e·s.

Camillle Lingre et Hélène Molinari

Ils en parlent aussi : 

L’article de Médiapart :

https://www.mediapart.fr/journal/france/270520/twitter-et-facebook-bloquent-des-comptes-de-militants-lgbt

L’article de Libération :

https://www.liberation.fr/france/2020/05/27/des-comptes-de-militants-lgbt-suspendus-pour-avoir-utilise-le-mot-pede_1789563

L’article des Inrocks :

 https://www.lesinrocks.com/2020/05/28/actualite/societe/la-loi-avia-est-elle-deja-en-train-de-museler-les-activistes-lgbt/