Depuis 2013, l’AJL œuvre à un meilleur traitement médiatique des questions LGBTI. En tant que journalistes, il nous semble aujourd’hui utile d’aller plus loin en produisant des contenus afin de donner une plus grande visibilité à ces sujets.
Réduit·e·s à un statut d’objet de soin, nié·e·s dans ce qui constitue leur identité et pris·e·s dans l’étau d’un jeunisme ravageur, les seniors LGBTI sont en première ligne des discriminations précarisantes liées à la pandémie du Covid-19. Activiste engagé depuis le début des années sida aux côtés d’Aides, Francis Carrier porte en étendard une vieillesse qui peine à se faire entendre. A l’intersection des luttes contre l’âgisme, le VIH, le respect de la sexualité et de l’identité de chacun, il fonde en 2016 GreyPRIDE, une association militant pour l’évolution des politiques publiques reléguant en marge les seniors LGBTI. Auteur du blog GreyPRIDE, la vieillesse se déchaîne, hébergé par Libération, il nous livre son constat de la situation des seniors LGBTI à l’aube d’une ère post-covid.
On l’a vu et les médias en font l’écho de manière déconcertante, les discriminations contre l’ensemble de la communauté LGBTI s’intensifient pendant l’épidémie. Quelle situation observez-vous pour les seniors LGBTI ?
Les seniors LGBTi sont invisibles. Iels ne revendiquent rien puisqu’iels vivent pour la plupart en gardant secrète leur orientation sexuelle ou leur identité de genre. Mais on peut facilement en déduire qu’iels vivent une double peine : isolement lié à la vieillesse et isolement lié à leur appartenance LGBTI.
Lorsque vous demandez à un directeur d’Ehpad si parmi ses résident·e·s il y a des personnes de la communauté LGBTI, la plupart vous diront que non. Pourtant, les plus de 60 ans de notre communauté représentent plus de 800 000 personnes, oubliées de leur communauté et la plupart du temps sans famille. Celleux qui évitent les institutions vivent cloîtrés dans leur logement, seul·e·s ou en couple, en évitant de montrer quoi que ce soit de leur orientation sexuelle pour ne pas vivre une discrimination qu’iels ne pourraient pas supporter.
GreyPRIDE est la première structure associative à porter le thème de la vieillesse, à travailler pour rendre visible cette population et faire émerger les besoins spécifiques qui peuvent exister. Mais nous sommes globalement dans une société dans laquelle le jeunisme est omniprésent. Vieillir, est-ce une faute ? Une maladie ? Non, assurément. Pourtant le déni de sa propre vieillesse est très prégnant et ne permet pas d’organiser un avenir bienveillant dans lequel on peut vieillir sans se cacher.
Quel parallèle pouvons-nous établir entre les années sida et la période duCovid-19 en termes de traitement et lutte des communautés ?
De l’eau a coulé sous les ponts entre les années 80-90 et maintenant. L’urgence du sida a certainement été à l’origine de la mobilisation de la communauté LGBTI. Voir ses ami·e·s mourir, être soi-même dans la crainte d’un avenir incertain, vivre les discriminations dans ces moments était insupportable. Une large mobilisation militante a eu lieu, mobilisation qui a permis de faire progresser les droits des malades pour toute la société : accès à son dossier médical, représentation des usagers dans les instances hospitalières, pression sur les laboratoires pharmaceutiques, etc. Mais depuis, la militance s’est soit évaporée, soit concentrée sur des sujets purement communautaires, notamment autour du mariage et de la filiation. A mon sens, aujourd’hui la communauté LGBTI ne se saisit plus de problèmes sociétaux. L’air du temps, c’est de revendiquer le fait d’être comme tout le monde, alors que les luttes initiales (comme en mai 68) étaient basées sur la reconnaissance de nos différences. Pourtant l’égalité ne devrait pas passer par l’uniformité.
D’autre part, les réseaux sociaux tendent à pervertir l’engagement militant. Par exemple, la pression faite pour installer les caméras de reconnaissance faciale, ou l’application Gendnotes de la gendarmerie se font dans l’indifférence la plus grande. L’application de suivi des personnes infectées par le coronavirus, le stockage des données médicales sur les serveurs Microsoft, la rupture du secret médical demandé aux médecins ne soulèvent aucun tollé…Il semble que l’on ait tout oublié des principes qui avaient émergés de la lutte contre le sida, qui reposaient sur la responsabilité individuelle, la réduction des risques et certainement pas sur une pression policière. La communauté LGBTI a la mémoire courte…ou s’est embourgeoisée.
Dans un contexte de société hétéronormé et jeuniste, où l’homosexualité est encore trop pathologisée et où les vieux sont considérés comme objet de soins plus que sujets, comment donner de la voix aux seniors LGBTI ?
Même si je revendique haut et fort le droit à pouvoir vivre son orientation sexuelle, son identité de genre, sa séropositivité jusqu’au bout de sa vie, il est illusoire de penser créer des oasis de bienveillance pour les seniors LGBTI dans un océan de maltraitance pour les vieux en général. C’est pour cela que notre combat repose sur l’idée, comme pour le sida, d’une lutte inclusive pour le respect de l’identité des personnes âgées, quelque soit leur orientation sexuelle et leur identité de genre.Reconnaître les besoins affectifs et sexuels des vieux et des vieilles, respecter leur histoire de vie et ne pas les réduire à une identité de vieux, de vieille, qui, comme vous le dites, les transforme en objet de soins.
Mais la parole des vieux n’existe pas, elle est inaudible. Pas ou très peu de groupes militants, pour revendiquer une autre façon de s’occuper des aînés dans la société. Nous avons délégué collectivement la gestion de la vieillesse aux politiques, au monde médical et maintenant aux entreprises privées, qui font de juteux bénéfices en ouvrant des Ehpad privés à but lucratif. Le travail de fond que doit faire GreyPRIDE est de redonner confiance aux seniors LGBTI, pour les aider peu à peu à se rendre visible et à exprimer leurs craintes et surtout leurs désirs.
Avec GreyPRIDE, quelles solutions de solidarité prévoyez-vous pour pallier la distanciation et aider la communauté à repenser sa vie sexuelle et sociale en ces temps inquiétants ?
Le premier risque quand on vieillit est l’isolement qui conduit peu à peu à la négligence de soi, au manque d’intérêt pour la vie en général et à la dépression. C’est donc ici notre premier combat. Nous essayons de favoriser l’émergence de groupes GreyPRIDE locaux, pour que peu à peu une vie conviviale s’organise, et qu’émerge une solidarité entre seniors et pourquoi pas des projets de vie en commun. En dehors du groupe parisien, un groupe GreyPRIDE s’est constitué à Marseille et des correspondants sont maintenant joignables à Saint-Brieuc et Nantes. Mais nous avons besoin d’une prise de conscience de toutes les associations LGBTI réparties sur le territoire pour qu’elles soient à l’initiative d’actions pour les seniors à proximité.
L’épisode actuel, la pandémie de coronavirus, ne fait hélas que renforcer l’isolement des seniors. Pour pouvoir casser cet isolement nous déployons un nouveau site, PINKY, pour permettre à tous les seniors de voir qu’elles sont les ressources gay-friendly à proximité de chez eux. Un site qui servira aussi, j’espère, à toute la communauté LGBTI.
Quels sont, selon vous et au regard de votre militantisme chez Grey PRIDE, les enjeux majeurs à venir pour la communauté des seniors LGBTI ?
Avec la crise actuelle nous avons changé nos priorités. Nous avions mis en place un label « GreyPRIDE Bienvenue » pour l’aide à domicile et les institutions d’hébergement des seniors pour les sensibiliser aux besoins affectifs et à la diversité de leurs résidents. Nous repensons aujourd’hui nous focaliser sur des actions pour lutter contre la précarité et les besoins primaires. Pour cela nous avons développé une campagne #REVOLUTIONSENIOR, qui décline des propositions sur l’habitat, les services, l’aide aux personnes…
Nous devions aussi ouvrir notre premier appartement partagé sur Paris le 1er mars, mais cette ouverture a été reportée au 15 juin. Un projet d’habitat partagé par un groupe qui se coopte et qui définit ensemble une charte du bien vivre ensemble. Un concept d’habitat partagé affinitaire que nous souhaitons promouvoir auprès des élus en province et à Paris.
Il est essentiel que tous les membres de la communauté LGBTI nous soutiennent et soient conscients que ce que nous construisons aujourd’hui leur servira à eux aussi demain quand ils seront vieux ou vieille.
Propos recueillis par Camille Lingre