La victoire de la nageuse trans Lia Thomas le 17 mars 2022 a été suivie d’une vague d’articles transphobes, partie d’Outre-Atlantique pour arriver jusqu’en France. Pour comprendre les mécanismes d’un tel traitement médiatique, l’AJLGBTQI+ a interviewé le chercheur en études de genre Félix Pavlenko qui travaille notamment sur la représentation des sportifs-ves trans dans les médias.
Est ce que cet article (par Arnaud Leparmentier dans Le Monde) est un exemple de l’explosion de la transphobie dans les médias français ?
Oui et non. La question de la transphobie dans les médias français n’est pas nouvelle. Le traitement médiatique sensationnaliste des athlètes trans dans la presse française n’est pas nouveau non plus. Dans le cadre de mes recherches j’ai analysé 86 articles publiés dans la presse française entre 1977 et 2020. Même s’il est clair que la question des athlètes trans monte en intensité dans les médias français, (notamment par le biais de tribunes d’activistes anti-trans qui utilisent le sport pour asseoir leur agenda), ces discours s’inscrivent dans la lignée du traitement médiatique proposé jusqu’à présent. A chaque fois, on assiste à un mouvement de panique. On peut noter que l’ensemble des athlètes trans ayant fait l’objet d’un traitement médiatique en France subit des « maltraitances médiatiques » pour reprendre le terme de Karine Espineira (utilisation du mauvais prénom et/ou pronom, mise en scène de leur transition, discussions sur leur corps et notamment les parties intimes, peu ou pas d’informations sur leurs conditions de vie et de pratique du sport). Pour autant les femmes trans qui concourent dans les épreuves catégories femmes sont tout particulièrement visées et stigmatisées.
Quelles similitudes cet article présente-t-il avec le traitement d’autres athlètes trans ou intersexes dont la pratique sportive a été impactée ?
La principale similarité est le fait de partager des propos sous-entendant que certaines femmes ont un avantage physique qui remettrait en cause leur possibilité de prendre part aux compétitions sportives. On a vu sensiblement la même chose avec la championne olympique sud-africaine Caster Semenya. Comme d’autres sportives intersexes, elle s’est vue reproché de produire naturellement un taux de testostérone supérieur à la moyenne des femmes [cis]. Dans la presse, il a fallu plusieurs années avant de commencer à entrevoir une prise en compte des stéréotypes sexistes, racistes, classistes et intersexophobes en jeu. De nombreux·ses médecins ont été interrogé·es pour discuter de la notion de sexe biologique et de catégories sportives sans prendre en compte la longue histoire du test de féminité dans les compétitions. A savoir une série de règlements sportifs qui, depuis les années 1940, tentent d’instaurer des critères biologiques pour pouvoir concourir dans la catégorie femmes. Ces normes impactent toutes les femmes qui souhaitent pratiquer le sport puisque la non-correspondance aux standards de féminité dominante, occidentale, suffit à créer un soupçon. L’enquête d’Aurélie Olivesi sur le traitement médiatique de Caster Semenya en France montre que le terme « soupçon » est l’un des plus utilisés. Au lieu d’interroger les mécanismes sexistes et racistes derrière cette présomption de tricherie, le doute a souvent été maintenu par un traitement médiatique sensationnaliste. Dans le cas des femmes trans, on assiste aussi à une focalisation autour de cet enjeu. J’ai pu remarquer que 84% des sportives trans ayant fait l’objet d’une médiatisation dans la presse écrite française entre 1977 et 2020 ont au moins un article qui parle de leur supposé avantage physique. Dans la presse on trouve donc très souvent des extraits d’interview avec plein d’acteur·ices différent·es (adversaires, représentant·es de fédérations, militantes anti-trans, médecins etc.) qui viennent appuyer ces propos sans trop les questionner. Pourtant, des recherches scientifiques montrent que cet argument n’a pas de base fiable. La thèse de l’avantage physique se base principalement sur le présupposé que les hommes seraient naturellement meilleurs en sport que les femmes. Dans les études biomédicales des facteurs importants sont occultés. Par exemple, il y a peu de prise en compte des différences de taille et de poids à l’intérieur d’une même catégorie de sexe. En plus, les facteurs sociaux sont mis de côté dans l’explication des différences de performances entre les hommes et les femmes. On pourrait cependant interroger l’impact du manque d’accès aux infrastructures et aux équipements, la rémunération moindre, le manque de temps pour s’entraîner, la prégnance des violences sexistes, sexuelles et lesbophobes entre autres, que vivent quotidiennement les sportives. A l’heure actuelle ces questions sont malheureusement sous-explorées dans les médias.
Quelles sont les erreurs factuelles du papier cité ? Quels éléments manquent, selon vous, pour que cet article soit plus proche de la réalité ?
L’article commence par la description d’une photo de Lia Thomas seule sur le podium, à l’écart, pendant que sur la droite trois nageuses posent ensemble pour un·e photographe. Cette photo a été utilisée dans l’article du Monde pour illustrer la solitude de la nageuse face à des concurrentes qui défendraient son exclusion des compétitions. Ce que l’article ne dit pas c’est que sur la droite, il y a Erica Sullivan, médaillée d’argent aux jeux olympiques de Tokyo qui a publié une tribune en soutien à Lia Thomas (Dans Newsweek). Le journaliste mentionne cependant que cette photo a été principalement relayée « dans les milieux conservateurs ». Il y a pourtant là un élément important de contextualisation qui mériterait d’être exploré mais cela n’a pas été fait.
Autre élément : la victoire de Lia Thomas est qualifiée de « première pour une athlète transgenre ». Cette approche est récurrente dans le traitement médiatique. Dans l’étude de la presse française, j’observe que 19 athlètes trans sur 26 ont été qualifié·es comme étant les premièr·eres. S’il est vrai qu’elle est techniquement la première femme ouvertement trans à gagner l’épreuve du 500 yard dans le championnat universitaire de natation états-unien, cette manière de présenter les choses reste discutable. Cette formulation crée deux effets : supposer que tous·tes les athlètes présent·es en compétition sont cis, hormis celleux dont le statut trans est connu. Présenter le phénomène comme nouveau, ce qui renforce le stéréotype d’invasion du sport par les personnes trans. De fait, la présence historique des personnes trans et la transphobie dans le sport sont effacées. Ce biais sensationnaliste permet au journaliste de ne pas faire l’effort d’ancrer les propos de l’article dans la continuité de la transphobie vécue par les sportives trans.
On remarque tout au long de l’article l’absence d’informations cruciales pour comprendre les conditions d’accès au sport des personnes trans et les conditions dans lesquelles elles pratiquent leur sport. Il n’y a pas d’informations sur les conditions de vie des personnes trans aux États-Unis (ex : difficultés d’accès à de nombreux espaces vitaux dont le système de santé) ou sur les conditions de pratique du sport par les personnes trans (ex : difficulté d’obtention d’une licence sportive, nécessité de fournir des preuves intimes de la transition, violences verbales et physiques, etc.). Dans l’article on note aussi l’absence de la voix de Lia Thomas et des autres athlètes trans qui l’ont précédée. Les réactions violentes de ses adversaires y sont préférées et ne sont pas questionnées. Par exemple Reka Gyorgy (nageuse cis, donc non-trans) aurait été « privée de qualification pour la phase finale de la compétition » pour avoir terminée 17e. Cette affirmation est relayée telle quelle et vient donc soutenir les propos de la nageuse qui a pourtant nagé moins vite que 15 femmes cisgenres.
Il est donc primordial pour les journalistes de saisir les conséquences d’un traitement médiatique sensationnaliste sur les athlètes trans et sur les représentations des personnes trans. Le traitement médiatique actuel tend à suggérer que les personnes trans sont des tricheur·euses qui vivent illégitimement dans leur genre. L’absence de réflexion sur les enjeux liés au dévoilement de l’ancien prénom, des chirurgies réalisées, ou de l’insistance sur certains traits féminins ou masculins (notamment dans l’enfance) renvoie l’idée qu’il est acceptable et normal pour les personnes cis d’avoir accès à ces informations. Finalement, il faudrait comprendre que la question des athlètes trans peut difficilement se poser sans prise en compte des discriminations que vivent les personnes trans dans la vie de tous les jours, y compris lors de la pratique du sport.
Propos recueillis par Mathieu Brancourt