Quand «Zone Interdite» se penche sur la transidentité: un pas en avant ou toujours la même histoire?

Dans le cadre de la diffusion dimanche 12 novembre de « Fille ou garçon, le dilemme des transgenres » dans Zone Interdite sur M6, l’AJL – qui a pu voir le reportage –  publie deux interviews : l’une de Clarisse Verrier, la réalisatrice du reportage, et l’autre de Karine Espineira, sociologue et autrice de plusieurs livres sur la représentation médiatique des personnes trans. La confrontation de ces deux points de vue très différents, voire radicalement opposés, nous a semblée pertinente. En effet, elle met en lumière d’un côté, la volonté de produire un reportage grand public sur un sujet qui véhicule beaucoup d’idées reçues, et de l’autre, le constat d’une absence d’évolution dans le traitement médiatique de la transidentité en France.

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Clarisse Verrier, réalisatrice du reportage « Être fille ou garçon, le dilemme des transgenres »:

«Si j’écoutais les personnes trans, le grand public était largué. Si j’écoutais le grand public, je trahissais les personnes trans.»

 

AJL : Pourquoi avez-vous décidé de réaliser un reportage sur la transidentité pour Zone Interdite ?

Clarisse Verrier : Jean-Marie Tricaud et Maud Brunel, les producteur et productrice de l’émission, avaient envie depuis longtemps de traiter ce sujet. Ça vient vraiment de la chaîne. De mon côté, je n’avais aucune connaissance sur le sujet, mais ça m’intéressait beaucoup. C’était un défi personnel car Zone Interdite pose une contrainte, celle du grand public. Mon idée, c’était de transmettre des idées sans avoir de discours militant, car ça complique quand on s’adresse au plus grand nombre. Avec Zone Interdite, on aborde les choses de manière assez simple, on dépasse les barrières, mais il y a une vraie exigence de reportage. C’est un reportage très différent de celui que j’avais fait sur la GPA en 2016, où je touchais à un débat, à des questions éthiques. Ici, je voulais faire comprendre que c’est le regard social qui crée de la souffrance pour les personnes trans.

Pour quelle raison avez-vous accordé une place aussi importante à la question médicale dans le reportage ?

C’est un sujet très lié au corps. On ne peut pas éluder le médical car beaucoup de personnes trans ont recours à des interventions chirurgicales. Chaque personne qui témoigne dans le reportage a un parcours différent. Ce n’est peut-être pas bien vu par les personnes LGBT d’en parler, mais je l’assume. Mais il y a un point sur lequel je voulais vraiment insister : toutes les personnes trans ne sont pas forcément opérées. Concernant l’aspect médical, je ne pouvais pas parler de tout. J’ai touché du doigt le débat sur les bloqueurs hormonaux, j’ai évoqué les équipes officielles, et le fait qu’auparavant tout reposait sur elles pour décider si oui ou non une personne pouvait entamer une transition. Les guerres que se livrent les médecins entre eux, c’est un sujet à part entière. C’est un réseau très compliqué à pénétrer, il faut montrer patte blanche quand on vient filmer. Il y a donc beaucoup d’autres sujets à aborder autour de la transidentité, ce reportage est un premier pas au niveau de l’information.

La question du « deadname », l’ancien prénom d’une personne trans, comment l’avez-vous géré avec vos témoins ?

Parfois, on a donné l’ancien nom de la personne, parfois non. C’est une question de respect. Laura, par exemple, ne voulait plus en parler. Concernant Isaac, on ne pouvait pas l’occulter, car c’est là où il en est aujourd’hui. Tout le monde l’appelle encore [son ancien prénom]. C’était un moyen de montrer que c’est justement là-dessus qu’il doit se battre en ce moment. C’est lui qui a voulu témoigner de cela afin de le faire comprendre aux gens.

À quelles difficultés particulières avez-vous dû faire face ?

Écrire le commentaire a été un vrai casse-tête ! Il fallait faire le pont entre le grand public et les personnes qui témoignaient dans le reportage. J’ai banni les expressions « une fille devenue garçon », « un garçon devenue fille », j’en ai utilisé d’autres comme « né.e dans un corps de… », qui n’est pas parfaite mais c’est un moindre mal. J’étais face à une situation compliquée : si j’écoutais les personnes trans, le grand public était largué. Si j’écoutais le grand public, je trahissais les personnes trans. Je sais que le résultat n’est pas parfait. Pour le titre, j’avais pensé à des titres plus lyriques, mais on a finalement opté pour « Être fille ou garçon, le dilemme des transgenres ». C’est mieux que « De fille à garçon… » ou ce genre de choses. C’était ça la difficulté, ne pas blesser les personnes concernées mais faire comprendre ce qu’elles vivent. J’ai essayé d’être respectueuse sans céder aux desiderata. En enquêtant, j’ai rencontré énormément de personnes, je ne me suis pas focalisée sur ce qu’il fallait dire ou ne pas dire, je n’ai pas voulu suivre les lexiques du collectif Existrans par exemple. Je me suis fait mon propre avis en écoutant les personnes et ce qu’elles avaient à dire.

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Karine Espineira, sociologue et chercheuse, spécialiste des représentations des transidentités dans les médias:

«On pense qu’il ne faut pas “bousculer le spectateur” mais c’est contre-productif.»

 

AJL : Ce documentaire est présenté comme novateur et progressiste, qu’en pensez-vous ?

Karine Espineira : Je ne crois pas. C’est toujours la même histoire qui est racontée : des personnes trans témoignent à différents moments de leur transition sous l’œil d’un psychiatre ou d’un juriste. Ce récit coconstruit par les médias, les personnes trans et les “experts”, est tellement hégémonique qu’il s’est institutionnalisé. À tel point que si vous n’invitez pas un “grand prêtre de la médecine” (dixit Maud-Yeuse Thomas) ou un expert juridique, ou les deux, le sujet ne parait pas légitime. Or, en faisant cela, les médias ne détachent pas le vécu des personnes trans du milieu juridique ou du milieu médical. Se posent deux problèmes majeurs : premièrement, c’est de l’infantilisation et deuxièmement, cela conforte le système médicolégal protocolaire actuel pour les personnes trans. Cela ne fait pas moins de 30 ans qu’on fait des documentaires comme celui-ci. Les journalistes ne peuvent plus se satisfaire de ça et de notre côté, il devient difficile de nous appuyer éternellement sur les quelques aspects positifs de la visibilité ou du traitement médiatique.

N’est-on pas obligé de passer par là pour faire de la pédagogie ?

Non. On pense qu’il ne faut pas “bousculer le spectateur” mais c’est contre-productif. Et c’est un retour en arrière, je ne vois pas ça au Japon, au Chili, en Argentine ou aux États-Unis. En 2014-2015, il y a eu une  “vague transgenre” dans le monde et aux États-Unis, une véritable explosion de la visibilité des personnes trans : il y a eu des tops modèles trans, hommes et femmes ; il y a eu Laverne Cox en couverture du TIME magazine, les sœurs Wachowski, etc. L’Amérique s’est mise à chercher les apports des personnes trans dans sa culture. C’est aussi à ce moment-là qu’on a montré que la vie des personnes trans ne se résumait pas à un parcours psychiatrique ou juridique avec la série Transparent qui raconte le quotidien d’une mère trans ou encore le personnage de Nomi dans Sense8, une femme trans, lesbienne et geek. On a vu émerger une diversité de personnages trans. Aujourd’hui personne ne penserait à inviter Laverne Cox sur un plateau de télévision en présence d’un psychiatre. Elle ne se laisserait pas faire d’ailleurs.

Dans le documentaire, des personnes trans femmes ET hommes sont représenté.e.s, c’est une évolution ?

Oui et non. C’est un progrès de voir des hommes trans, car ils étaient complètement absents du paysage au moins jusque dans les années 90. C’est très bien qu’il y ait des jeunes gens représentés, mais il ne faudrait pas donner le sentiment qu’il n’existerait pas d’hommes trans après la puberté. Pareillement, il y a encore une sur-représentation des femmes blanches hétérosexuelles, adultes, et il ne faudrait pas donner ici encore le sentiment qu’il n’existerait pas de jeunes femmes trans. Longtemps, les femmes trans non-blanches représentées étaient abusivement associées à la prostitution, à la criminalité ou au sida. Ce qui permet de dire au passage à quel point les femmes trans prostituées ont été criminalisées.

 

Propos recueillis par Lucie Rondou et Maëlle Le Corre.

4 Comments

  1. si j’écoutais le monde trans le grand public était largué » Je trouve ces propos abjects. Comme si notre parole était incompréhensible. Et je largue le documentaire (un maronnier de plus)

  2. « Né.e dans le corps de » reste très offensant…
    Merci Karine Espineira pour ces propos plein de justesse !

  3. « je ne me suis pas focalisée sur ce qu’il fallait dire ou ne pas dire, je n’ai pas voulu suivre les lexiques du collectif Existrans par exemple. Je me suis fait mon propre avis en écoutant les personnes et ce qu’elles avaient à dire. » -> c’est bien connu, dans un collectif, il n’y a pas d’humains. Ou alors ce ne sont pas des personnes (ben non, iels sont probablement radicalisæs à mort ! Voire militant•e•s !) Ce sont que des robots. Pas des gens. Iels n’ont pas de vécu. Faut en lire des comme ça pour se convaincre que c’est vrai… Ça m’a pas donné envie de voir le reportage en tous cas :/

  4. faut dire aussi que les trans acceptent bien d’être suivis de cette façon voyeuriste et se félicitent de participer à ce genre de reportage

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