Raphaëlle Bacqué (Le Monde): « Dans les rédactions, l’homosexualité fait peur »

Raphaëlle Bacqué, grand reporter au Monde, vient de publier « Richie » (Grasset), un livre sur la vie de l’ancien président de Sciences-Po, Richard Descoings, décédé en 2012. Dans ce livre, la journaliste raconte tout Descoings, y compris son homosexualité, que les médias ont toujours tue de son vivant, au nom de la protection de la vie privée. L’Association des journalistes LGBT a souhaité rencontrer Raphaëlle Bacqué car son ouvrage est au cœur des problématiques que nous soulevons régulièrement. Elle nous explique les appréhensions des journalistes français à parler de l’homosexualité des personnages publics, même lorsque celle-ci est largement connue, et les pressions subies par celles et ceux qui s’y risquent. Ce silence prouve aussi, selon la journaliste du Monde, une « angoisse de l’homosexualité » dans les rédactions, au détriment du devoir d’informer. Car oui, il y a des informations privées qui valent le coup d’être écrites. Entretien.

AJL: “Richie”, sorti le 13 avril, a été tiré à 50.000 exemplaires. Comment est-il reçu? Êtes-vous parfois surprise par les questions des journalistes?

Raphaëlle Bacqué: Les nombreux lecteurs qui m’écrivent ou tweetent après avoir lu “Richie” ne paraissent absolument pas gênés. Ils lisent ce livre comme l’histoire d’un individu flamboyant, d’un Rastignac symbole de nos élites, et aussi comme une double histoire d’amour. La réception des médias, c’est autre chose. Je vois bien que certains journalistes aimeraient me faire dire qu’il existe un “lobby gay” dans les élites françaises. Cette question revient tout le temps dans les interviews, c’est dire l’ampleur des préjugés! Pourtant l’histoire de Descoings n’est pas l’histoire d’un “lobby gay”. C’est celle d’un homme issu des grands corps de l’Etat: ça c’est un véritable réseau de solidarité! Le réseau que je raconte dans ce livre, ce sont juste des amis qui s’entraident. Il y a aussi des journalistes pour qui le simple fait de parler d’homosexualité est une angoisse majeure. Quand elle m’a interrogée sur France Inter, Léa Salamé n’osait même pas prononcer le nom de Guillaume Pépy. Elle m’a laissé le soin de le dire! Pourtant, même Wikipedia parle de sa relation avec Descoings…

Pourquoi tant de précautions?

Les médias sont encore très angoissés à l’idée de parler d’homosexualité, surtout quand il s’agit de personnalités connues. Dans les questions qu’on me pose, il y a aussi cette idée que les homos sont tous les mêmes, qu’ils sont forcement infidèles, fêtards, de gauche. Descoings, ce n’est pas tous les gays, c’est une histoire parmi d’autres. Il a eu lui-même plusieurs façons de vivre sa sexualité. Les gays, ce n’est pas un bloc. Et les énarques gays ressemblent d’abord à des énarques.

Richard Descoings est une personnalité dont la vie privée et la vie publique sont sans cesse mêlées. Jusqu’à sa mort, annoncée dans le faire-part paru dans la presse par les deux amours de sa vie, Nadia Marik et Guillaume Pépy. Pourtant, de son vivant, il y a eu très peu de portraits évoquant son homosexualité. Un dans Le Monde, de la spécialiste éducation Nathalie Brafman…

Oui, et elle pensait d’ailleurs dire une banalité!

… Un autre dans Le Point, et c’est à peu près tout. D’où ma question: ce livre qui parle simplement de son homosexualité, n’avez-vous pu l’écrire que parce que Descoings était mort?

Je n’ai pas essayé avant. C’est une erreur d’ailleurs: moi qui m’intéresse au pouvoir, j’aurais dû m’intéresser à lui. Mais une fois de plus, l’homosexualité fait peur dans les rédactions. Par exemple, avant que Closer ne publie les photos de Florian Philippot, le numéro deux du Front national, avec son copain en week-end à Vienne, je voulais faire au Monde une enquête sur les gays au Front national. Je considérais que c’était un sujet politique car 9782246789130-X_0Marine Le Pen n’est pas allée dans les manifestations contre le mariage des couples de même sexe, et c’est par ailleurs un sujet de divisions internes. On m’a répondu qu’il y a toujours eu des homosexuels au FN, ou alors on m’a dit « on le sait déjà », cette phrase si typique des journalistes. Je me souviens d’une réunion avec la rédaction en chef où on m’a dit « tu peux raconter comment Marine Le Pen a décidé de ne pas aller aux manifestations, mais tu ne fais pas quelque chose sur les gays qui l’entourent ». Mais c’est indissociable!

Dans ce cas, on est typiquement, comme sur beaucoup de sujets qui traitent du pouvoir et de la politique, dans une sorte d’entre-deux. La distinction entre “vie privée” et “vie publique” est parfois difficile à discerner: au sein du pouvoir, les gens mêlent leur vie privée et publique tout le temps, qu’ils soient hétéros ou homos. Que Philippot passe le week-end avec son petit ami, on est d’accord, c’est une question de vie privée. Mais qu’il y ait plusieurs homosexuels autour de Marine Le Pen, dont lui, qui l’ont convaincue de rester en retrait au moment du débat sur le mariage des couples de même sexe, ça, c’est une question politique.

Et à la fin, c’est Closer qui publie les photos de Philippot, comme si la mission de dire l’homosexualité des puissants était sous-traitée par les journalistes de la “grande presse” à la presse people

Oui, et d’ailleurs j’ai été stupéfaite de la réaction de solidarité de nombreux journalistes ou éditorialistes avec Philippot après l’article de Closer, sur le mode « pas touche à la vie privée, c’est abject ». C’est encore une fois la preuve de cette angoisse face à l’homosexualité, et cela ne concerne pas que la presse conservatrice, loin de là! C’est terrible à dire, mais Closer m’a ouvert la porte: cela a été plus simple d’écrire mon enquête sur les gays du FN.

Pour parler d’homosexualité des personnalités publiques, les journalistes usent souvent de périphrases: « Charlus », « Bel-Ami » , « célibataire endurci » etc. , qui ne parlent qu’aux initiés. Faut-il bannir ce genre de formules?

Alors que Guillaume Pépy figure sur le faire-part de décès de Richard Descoings, tous les portraits faits de lui ce jour-là le présentent comme un « très proche ». Quand Léa Salamé m’interroge sur France Inter, elle dit au sujet de sa relation avec Pépy « vous révélez ce qui était un secret connu des initiés mais pas du grand-public ». Mais quand les auditeurs entendent ça, ça les rend dingues! Ils se disent: « Comment ça, nous on ne sait pas? On n’aurait pas le droit de savoir? ». Raconter une fausse réalité, par des périphrases que seuls les initiés comprendront, je trouve que ce n’est pas bien, ça entretient la défiance vis-à-vis des médias. La limite, c’est l'”outing”. Dans mon livre, je n'”oute” personne. Tous les gens que je cite, je leur ai demandé si je pouvais le faire. Les autres, qui sont peu nombreux, je ne cite pas leur nom. Je n’ai pas enfreint les règles.

Au Parlement, il y quatre homosexuels “out” sur près de 1000 députés et sénateurs. Est-ce que le rôle du journaliste n’est pas de poser les questions qui permettraient à certains de faire leur coming-out?

C’est toujours difficile. Vous ne pouvez pas assigner un rôle militant ou un engagement à quelqu’un parce qu’il est homosexuel. Je suis féministe, j’ai déploré mille fois le manque d’engagement de femmes connues, je le regrette mais je pense que ça relève de la liberté de chacun.

Oui, mais en tant que journaliste, on peut toujours poser la question, non?

Mais vous voyez bien qu’il y a un débat parmi les gays. Quand l’ancien président de Radio France Jean-Paul Cluzel encourage les homos connus à sortir du placard, il est minoritaire. Personne ne fait ça dans les milieux du pouvoir, par peur que ce ne leur soit préjudiciable.

Quand j’ai fait le portrait du président de Radio France Mathieu Gallet, j’ai parlé au détour d’une phrase des « garçons ». Illico, son conseiller en communication, le fameux Denis Pingaud payé 90.000 euros par an, m’a appelée pour me dire « c’est scandaleux vous avez “outé” Mathieu ». D’abord je tombais un peu des nues parce que je pensais que ça avait déjà été écrit, je n’avais pas du tout le sentiment de l’avoir “outé”. Eh bien, il en a discuté avec le directeur général du Monde. Au moment de l’enterrement de Richard Descoings, Guillaume Pépy a appelé mes actionnaires. Il ne voulait pas que l’on parle de sa relation avec Descoings. Cela se passe comme ça chez les puissants: on ne vous dit rien, on appelle l’actionnaire. Avant la sortie du livre, la responsable de la communication de Pépy s’est assurée auprès de grands patrons de presse qu’ils n’en parleraient pas…

La France, et les médias français, ne sont-ils pas particulièrement en retard avec cette conception très maximaliste de ce qu’est la vie privée?

C’est en train d’évoluer très vite. J’ai relu récemment à des étudiants La femme fatale, le livre sur Ségolène Royal coécrit en 2007 avec ma consœur du Monde, Ariane Chemin. Nous glissions en deux paragraphes qu’elle et François Hollande, alors premier secrétaire du PS, étaient séparés pendant la campagne présidentielle et qu’ils ne se parlaient pas, ce qui a quand même été un gros problème! On n’écrivait même pas le nom de la nouvelle compagne de François Hollande, Valérie Trierweiler, on ne disait pas qu’elle travaillait à Paris-Match! C’était “Claudine à l’école”! Quand je relis ça, j’ai un peu honte, c’était d’un nunuche! Et pourtant, ça a été un scandale énorme. Des confrères nous ont éreintées, Ségolène Royal nous a attaquées en justice, avant de se rendre compte qu’ayant fait un entretien elle-même à la radio sur ses déboires conjugaux, ça ne servait à rien de nous poursuivre…

Quels conseils donneriez-vous aux journalistes pour aborder ces questions de vie privée? Vous, quelle est votre doctrine?

Je distingue plusieurs sphères. Il y a l’intimité, à protéger. Dans l’intimité, il y a la sexualité, la chose la plus intime qui soit. Mais il faut garder en tête que la sexualité peut avoir un impact politique. La sexualité de Dominique Strauss-Kahn, par exemple, était un problème politique ! Après l’affaire du Sofitel, certains journalistes ont soutenu qu’on s’en moquait, que tout ce qui compte c’est sa pensée économique. On part quand même de très loin!

Et puis il y a la vie privée, qui est beaucoup plus large. Là, je fais au cas par cas. Je considère par exemple que les dîners mondains organisés par le secrétaire général de l’Elysée Jean-Pierre Jouyet et son épouse Brigitte Taittinger doivent être racontés, comme nous l’avons fait avec Ariane Chemin, parce qu’ils mêlent toute l’élite économique et politique. Ou, dans un autre registre, qu’un gay qui prendrait des positions très anti-homo, ça s’écrit parce qu’il y a contradiction entre les pratiques et les prises de position publique. Le rôle du journalisme, c’est quand même de raconter la réalité, et si possible un peu de son époque.

Propos recueillis par Mathieu Magnaudeix
« Richie »,
Grasset, 18 euros

1 Comment

  1. Le terme qu’on utilise pour le phénomène dont parle madame Bacqué est l’ ‘homophobie institutionalisée’, quand la majorité des membres d’un groupe se mettent d’accord pour marginaliser une minorité sous une justification factice. L’enceinte de l’ethos journalistique ainsi que la soi-disant protection de la vie privée semble vouloir comprendre toute mention d’un détail de la vie de quelqu’un qui, dans d’autres circonstances – celle d’un.e hétéro dont l’époux.se serait impliqué.e dans une affaire – ne paraît perturber personne, mais s’il s’agit d’un.e homo, soudain c’est une question de la vie privée. Bravo, madame Bacqué, je viens de commander votre livre. Merci.

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